
huile sur toile
J’avais quinze ans quand il est mort. Mes parents m’avaient amenée à l’hôpital. C’était la première fois que je le voyais sans sa casquette, son crâne était chauve du front jusqu’aux oreilles. Il était couché, ses grosses mains étalées comme des trophées sur les couvertures pliées au carré, la peau habituellement tannée par le soleil semblait fine, presque fragile. Il était assorti au décor de la chambre. Tellement blanc ! Presque bleu. Il était vieux ! Avec ce constat, j’ai su avec certitude qu’il allait mourir. Il est mort. Avant, il m’a dit : – promets-moi d’être sage. Dernières paroles.
Gabriel n’était pas beau. Enfant, une fille de son âge lui avait cassé le nez avec une pelle alors qu’ils jouaient dans un tas de sable. Son nez était resté aplati. Il avait l’air d’un boxeur. Est ce que c’était à cause de son visage singulier ou de ses énormes mains qu’il n’aurait pas fallu prendre sur la gueule, il avait une autorité naturelle qui le protégeait des cons. Rajoute un air continuellement bougon. En fait, il était timide, je crois. Il savait trop de choses de la vie pour avoir envie de plaire ou d’en causer. Il était paysan comme toujours dans ma famille paternelle. Ici, on ne parle pas pour ne rien dire. Il mélangeait le patois et le français.
Mon père fut le premier de la famille à « sortir » de la vigne. Il est devenu médecin. Malgré cela, chez nous, on a continué à ne pas parler. Les sentiments, les compliments, les gestes tendres étaient perte de temps. Même si, je ne comprenais pas tout ce que me disait Gabriel, à cause du patois et de l’accent de l’Aveyron j’ai toujours su qu’il m’aimait. Je le savais à la manière dont il tenait avec délicatesse, ma main d’enfant. Une main en porcelaine. Je le savais, lorsque nous entrions le dimanche matin après la messe à la pâtisserie sur la place du village. À chaque personne que nous croisions : — c’est Fabienne, la fille de Jean-Marie, avec l’accent rocailleux. Pudique. Cette phrase banale est restée gravée avec son intonation, dans ma mémoire. La plus belle phrase d’amour de mon enfance. Jean-Marie son fils, mon père avait fait médecine à la faculté de Montpellier, tout un exploit pour un fils d’agriculteur. Gabriel en était fier évidemment. Mais quand il disait, – Fabienne, la fille de Jean-Marie, c’était de nous qu’il parlait. mon père était là, pour situer notre lien. Nous finissions nos courses chez l’épicier, il m’achetait à chaque fois la même poupée mannequin en plastique mou ; bonde, brune ou rousse, à trois sous. Elles se cassaient vite, pas le temps d’en faire collection. Je ne devais pas le dire à ma grand-mère. Mamie tenait serré les cordons de la bourse.
Le milieu social de mes grands-parents et celui de mon père était à des années-lumière. Passer un week-end dans la petite maison au bord de la route qui mène au moulin à vent était, voyage sur la lune. Le bonheur étrange de ce qu’on ne connait pas, mais qui à le goût rassurant du familier. Il y avait des poules pour les œufs, des chats pour tuer les souris, des chiens pour la chasse, un cheval pour porter les comportes pendant les vendanges. Des petits oiseaux dans l’assiette que je mangeais avec les doigts comme une sauvage sans me faire engueuler. Des odeurs inhabituelles. Dépaysant !
Des paysans, à Caux il n’y avait que ça. Ils faisaient du vin avec les moyens du bord. Un vin difficile à vendre, rugueux comme la terre sans eau. Gabriel était président de la coopérative du village, pas parce qu’il avait plus de vignes, ni qu’il était plus instruit que les autres. Il était apprécié pour ses qualités de bon sens et cette autorité naturelle dont je parlais plus haut. Orphelin de mère, il avait été confié à une tante qui ne lui avait pas fait la vie facile. On lui avait proposé à l’adolescence de faire le séminaire. Il avait hésité quelques jours, avait posé la question primordiale à savoir ce qu’on mangeait là-bas ? — des carottes ! il avait décliné, des légumes à toutes les soupes, c’était déjà son quotidien. À treize ans, il a été obligé d’arrêter l’école pour travailler dans les vignes. À dix-huit s’est marié avec Fernande, ma grand-mère. Avant la guerre, il a bien essayé de s’engager dans l’aviation. Il n’a pas passé le test physique, ses yeux ne voyaient pas assez bien. Des yeux étrangement clairs, les mêmes que ceux de ma fille aînée Stéphanie. Pour moi, les plus beaux yeux du monde ! En désespoir de cause, il est resté prisonnier de sa condition.
Je passais quelques fois, un week-end chez mes grands-parents. Je dormais dans un des petits lits jumeaux de « la chambre du fond ». La maison était carrée, très modeste. En entrant, un couloir, à droite la cuisine, à gauche le salon avec bien en évidence, la grosse télévision, allumée uniquement le dimanche pour le match de Rugby. Le Rugby était une religion chez nous. Au fond du couloir, d’un côté la chambre des grands-parents, de l’autre « la chambre du fond », la mienne, qui était vide depuis le départ de mon oncle et de ma tante, les jeunes frère et sœur de mon père.
Gabriel se levait très tôt le matin. J’étais matinale aussi. Je le guettais, le rejoignais dans la cuisine. À chaque fois, les mêmes gestes dans le même ordre. Il faisait bouillir de l’eau dans une petite casserole cabossée. Faisait le café. Mettait le vin et le pain sur la table, sortait le saucisson et le roquefort. Le pain, le saucisson et le roquefort étaient conservés dans le bahut, au même endroit que les assiettes. Moi, je mets le roquefort au frigo, mon nez s’est embourgeoisé, mais je me souviens ; mettre le roquefort au frigo est une hérésie. Un pêché ! Il ne faut pas non plus, puisqu’on y est, le couper à l’horizontale. Le roquefort se coupe à la verticale pour laisser du « bleu » aux autres. Nous savons vivre !
Pour en revenir à ces matins merveilleux. Gabriel me demandait si j’avais bien dormi, puis dans le silence j’avais le privilège de recevoir une tranche de saucisson et une tartine de fromage. Le cœur bien au chaud et les pieds gelés, je retournais me coucher. Lui, partait se fondre dans l’aube jusqu’à la vigne.